Le texte publié par Étienne Desbiens-Després cette semaine se voulait une démystification, un
premier point de contact avec l’anarchie et l’anarchisme. Décidément fort du
point de vue philosophique, il a suscité plusieurs commentaires fort
intéressants, dont un texte de la part d’un membre du collectif Emma Goldman,
très étoffé et documenté. Donc, pour ceux et celles qui souhaitent poursuivre
la réflexion:
Anarchie et
anarchisme : Pour s’y retrouver
Le texte «
Anarchie et anarchisme : Premier contact » d’Étienne Desbiens-Després m’est
apparu comme une présentation assez efficace pour démystifier la philosophie
politique de l’anarchisme. La présentation est assez bien documentée et dégage
plusieurs éléments du courant d’idée. En commentaire, je voudrais ici
développer davantage sur la matérialisation de cette philosophie politique au
sein de l’un des premiers mouvements sociaux transnationaux, le mouvement
anarchiste. Pour tenter de présenter le poisson dans son eau, je m’inspirerai
des réflexions de Michael Schmidt et de Lucien van der Walt (dans Black Flame,
2009) sur l’historiographie anarchiste.
La définition de
l’anarchisme mise de l’avant dans le texte m’apparait un peu trop floue; la
confusion sur certains éléments pouvant le rapprocher d’idées très
contradictoires. Je considère que c’est tout à notre avantage de définir
celle-ci de façon beaucoup plus étroite étant donné la profondeur de la
transformation sociale recherchée.
Je reviendrais
tout d’abord brièvement sur la notion de liberté individuelle. Malatesta
écrivait : « L’aspiration à la liberté illimitée, si elle n’est pas tempérée
par l’amour de l’humanité et le désir que chacun jouisse d’une liberté égale,
pourrait bien créer des rebelles qui, s’ils sont assez forts, deviendraient
vite des exploiteurs et des tyrans mais jamais des anarchistes. »
Autrement dit,
la liberté individuelle doit ainsi être harmonisée avec les « obligations
communales », la liberté collective, pour qu’elle s’accompagne de l’égalité;
les deux étant inséparables dans la conception des anarchistes. Les droits sont
ainsi liés à la participation à la vie quotidienne de la communauté et il n’est
pas rejeté qu’une certaine forme de coercition soit exercée légitimement, mais
celle-ci devrait comme toujours être portée par des prises de décisions
collectives et démocratiques. L’anarchisme s’inscrit ainsi comme une doctrine
sociale, au sens où je ne peux pas être libre, tout seul dans mon chalet, tant
que tous le monde ne l’est pas – la libération recherchée est collective,
sociale. L’individu n’y perd pas son plein épanouissement. Au contraire, comme
l’écrivait Bakounine : « La liberté des autres étend la mienne à l’infini
».
Deuxièmement, il
est important d’exposer comment l’anarchisme s’est développé comme mouvement
transnational puisqu’il ne tire vraisemblablement pas ses racines d’une nature
humaine particulière. Le courant d’idée tient ses origines d’une époque
particulière de l’histoire et, comme mouvement, se transforme depuis avec un
dynamisme variable à travers les âges. Pour Schmidt et van der Walt,
l’anarchisme est un phénomène social plutôt nouveau dans l’histoire, datant de
près de 150 ans. Il faut plus précisément le situer dans la création de la
classe ouvrière moderne et du socialisme, ainsi qu’aux tous débuts du
syndicalisme ouvrier.
Marx et Engels
écrivaient dans le Manifeste du Parti Communiste : « À mesure que grandit la
bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la
classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du
travail et qui n’en trouvent qui si leur travail accroit le capital. Ces
ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un
article de commerce comme un autre; ils sont exposés, par conséquent, à toutes
les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. […]
Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui donne
son salaire en argent comptant, il devient la proie d’autres membres de la
bourgeoisie, le propriétaire, le détaillant, le prêteur sur gages, etc., lui
tombent dessus. »
Les grandes
transformations matérielles de la société, une révolution industrielle comme
l’ont décrit Marx et Engels, ont pour corollaire le développement du
socialisme, visant l’abolition révolutionnaire du système capitaliste et des
classes sociales pour former une société égalitaire, le communisme. Une
première scission dans le mouvement socialiste s’opère avec la Première
Internationale, où les anarchistes ne s’entendent pas avec les marxistes sur la
question de l’attitude face aux partis politiques et aux gouvernements.
Sur la position
tenue par les anarchistes, Carlo Cafiero a écrit : « Non; nous l’avons dit :
point d’entremetteurs, point de courtiers et d’obligeants serviteurs qui
finissent toujours par devenir les vrais maîtres : nous voulons que toute la
richesse existante soit prise directement par le peuple lui-même, qu’elle soit
gardée par ses mains puissantes, et qu’il décide lui-même de la meilleure
manière d’en jouir, soit pour la production, soit pour la consommation ».
Dans
l’opposition entre les travailleurs et travailleuses, ceux et celles qui ont à
vendre leur force de travail pour subsister à leurs besoins, et la bourgeoisie,
qui tire son profit des salarié-e-s qui produisent pour elle, apparaît dans
l’histoire moderne une contradiction importante, propice pour que les
salarié-e-s abolissent le système de classe. Kropotkine écrivait dans La
Conquête du pain : « Le salariat est né de l’appropriation personnelle du
sol et des instruments de production par quelques-uns. C’était la condition
nécessaire pour le développement de la production capitaliste : il mourra avec
elle, lors même que l’on chercherait à le déguiser sous forme de « bons de travail
». La possession commune des instruments de travail amènera nécessairement la
jouissance en commun des fruits du labeur commun ». Et pour Daniel Guérin,
le socialisme représente alors « la cessation de l’exploitation de l’homme
par l’homme, la disparition de l’État politique, la gestion de la société de
bas en haut par les producteurs librement associés et fédérés. »
Ce n’est pas
anodin si les anarchistes ont, par conséquent, tant participé au mouvement
syndical naissant. Une des stratégies clés des anarchistes fut l’implantation
des idées et de la praxis libertaires au sein des mouvements sociaux populaires
dans le but de les radicaliser et d’y développer une culture autogestionnaire
et radicale. Le vrai changement ne peut venir que « du bas », des masses en
quelque sorte. Il est faux de prétendre que l’anarchisme fut historiquement un
mouvement marginal en dehors de l’Espagne. Les anarchistes ont réussi à rallier
autour d’organisations et de campagnes portant leurs idées des dizaines, et
parfois même des centaines, de milliers de personnes dans des pays aussi
diversifiés que Cuba, le Chili, le Japon, les États-Unis, le Portugal, la
Corée, le Mexique, l’Italie, l’Afrique du sud, l’Ukraine, la Suède, la Chine et
même le Canada. Au sein de ces campagnes et organisations de masse, les
anarchistes ont insisté sur la nécessité de l’égalité peu importe le genre ou
la couleur de peau et ont accordé, depuis le début, une importance aux luttes
contre les dégradations environnementales et les systèmes d’oppression spécifique
(patriarcat, racisme, etc.). Ces dernières n’étaient ainsi pas considérées «
luttes secondaires » comme dans la révolution « par étapes » des marxistes –
pour les libertaires, elles sont plutôt interreliées et méritent qu’on y prête
attention dès maintenant. Déjà, à travers les luttes sociales, les anarchistes
souhaitent transfigurer des rapports sociaux nouveaux exempts de domination.
Et aujourd’hui…
On peut
légitimement se demander si la lutte des classes n’est pas aujourd’hui une idée
d’un passé révolu. À voir nos syndicats, par exemple au Québec, on pourrait
bien observer qu’une forte collaboration avec le patronat s’est instaurée dans
les « relations de travail », que l’aspiration à l’appropriation collective des
moyens de production a été supprimée, ne subsistant pratiquement que des
revendications immédiates, et que des centrales contrôlent même d’importants
fonds d’actions investissant dans de grandes entreprises.
Il est, de plus,
vrai qu’en produisant une gamme de plus en plus étendue d’objets de
satisfaction, le système capitaliste a pu développer une accommodation
pacifique des conflits de classe. Les gens perçoivent que le travail devient
moins exténuant, plus mental et mieux « compensé » en confort avec leur
pick-up, spa, ski-doo et semaine à Cuba. Toutefois, croire cela, c’est
justifier toutes les formes d’oppression et l’enfer vécu dans d’autres régions
de la planète. Pour se perpétuer, le système capitaliste s’est transformé avec
le temps, mais ses principales caractéristiques, l’appropriation privée de la
plus-value et son accumulation par le grand capital, demeurent les mêmes. La
surproduction engendrée par la nécessité de produire toujours davantage
contribue à la crise écologique et à la crise économique que l’on traverse
actuellement. Si nombre de conflits se trouvent pacifiés ici, il faut observer
la vivacité avec laquelle s’organise la classe ouvrière dans les pays en voie
de développement.
La crise
économique, les mesures d’austérité budgétaire et les restructurations
d’entreprises nous sont annoncées comme des fatalités économiques. Ce sont des
fatalités au sein du capitalisme, où les travailleurs et travailleuses mettent
en production les lieux de travail et cultivent la terre, pour se faire voler
le fruit de leur travail contre un salaire. Hors de la mystique inculquée, il
est, de jour en jour, de plus en plus important de remettre en question la
supposée rationalité de l’exploitation. Bien concrètement, aujourd’hui, les
travailleurs et travailleuses rejeté-e-s à la rue par les fermetures
temporaires ou permanentes pourraient prendre exemple sur la panoplie de lieux
de travail, allant d’usines à des restaurants et hôtels, que les travailleurs
et travailleuses, devant des situations similaires en Argentine et en Grèce,
ont occupé, puis refait fonctionné à leur propre compte – sans patrons. C’est
l’expropriation sous contrôle ouvrier.
Ce n’est pas à
des lieux de ce que Malatesta écrivait durant la crise en 1929 : « Afin que
nous soyons libres, afin que chacun puisse en pleine liberté atteindre le
maximum de développement moral et matériel, et jouir de tous les bénéfices que
la nature et le travail peuvent donner, il faut que tous soient propriétaires,
c’est-à-dire que tous aient droit à ce peu de terre, de matières premières et
d’instruments qui est nécessaire pour travailler et produire sans être opprimé
et exploité. Et puisque l’on ne peut espérer que la classe possédante renonce
spontanément aux privilèges usurpés, il faut que les travailleurs l’exproprient
et que tout deviennent la propriété de tous ».
À travers
l’autogestion et les difficiles relations avec la police, les patrons véreux,
l’État corrompu et le système judiciaire, nombreux et nombreuses sont ceux et
celles qui ont pris conscience de leur position d’acteurs et d’actrices dans la
lutte des classes et les systèmes d’oppression, plutôt que de simples victimes.
De moutons, ils et elles sont maintenant devenu-e-s des loups. C’est dire qu’un
mouvement de masse d’inspiration anarchiste est aujourd’hui encore possible
alors que l’écart de richesse entre les classes sociales poursuit sa course
folle.
ALAN GILBERT,
membre du Collectif Emma Goldman
Pour poursuivre
la lecture :
Black Flame par
Michael Schmidt et Lucien van der Walt (2009)
Cartographie de
l’anarchisme révolutionnaire par Michael Schmidt (2012)
Abrégé du
Capital de Karl Marx par Carlo Cafiero (1910)
La
Conquête du pain par Pierre Kropotkine (1892)
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