Wednesday 12 February 2014


Le texte publié par Étienne Desbiens-Després cette semaine se voulait une démystification, un premier point de contact avec l’anarchie et l’anarchisme. Décidément fort du point de vue philosophique, il a suscité plusieurs commentaires fort intéressants, dont un texte de la part d’un membre du collectif Emma Goldman, très étoffé et documenté. Donc, pour ceux et celles qui souhaitent poursuivre la réflexion:

Anarchie et anarchisme : Pour s’y retrouver

Le texte « Anarchie et anarchisme : Premier contact » d’Étienne Desbiens-Després m’est apparu comme une présentation assez efficace pour démystifier la philosophie politique de l’anarchisme. La présentation est assez bien documentée et dégage plusieurs éléments du courant d’idée. En commentaire, je voudrais ici développer davantage sur la matérialisation de cette philosophie politique au sein de l’un des premiers mouvements sociaux transnationaux, le mouvement anarchiste. Pour tenter de présenter le poisson dans son eau, je m’inspirerai des réflexions de Michael Schmidt et de Lucien van der Walt (dans Black Flame, 2009) sur l’historiographie anarchiste.

La définition de l’anarchisme mise de l’avant dans le texte m’apparait un peu trop floue; la confusion sur certains éléments pouvant le rapprocher d’idées très contradictoires. Je considère que c’est tout à notre avantage de définir celle-ci de façon beaucoup plus étroite étant donné la profondeur de la transformation sociale recherchée.

Je reviendrais tout d’abord brièvement sur la notion de liberté individuelle. Malatesta écrivait : « L’aspiration à la liberté illimitée, si elle n’est pas tempérée par l’amour de l’humanité et le désir que chacun jouisse d’une liberté égale, pourrait bien créer des rebelles qui, s’ils sont assez forts, deviendraient vite des exploiteurs et des tyrans mais jamais des anarchistes. »

Autrement dit, la liberté individuelle doit ainsi être harmonisée avec les « obligations communales », la liberté collective, pour qu’elle s’accompagne de l’égalité; les deux étant inséparables dans la conception des anarchistes. Les droits sont ainsi liés à la participation à la vie quotidienne de la communauté et il n’est pas rejeté qu’une certaine forme de coercition soit exercée légitimement, mais celle-ci devrait comme toujours être portée par des prises de décisions collectives et démocratiques. L’anarchisme s’inscrit ainsi comme une doctrine sociale, au sens où je ne peux pas être libre, tout seul dans mon chalet, tant que tous le monde ne l’est pas – la libération recherchée est collective, sociale. L’individu n’y perd pas son plein épanouissement. Au contraire, comme l’écrivait Bakounine : « La liberté des autres étend la mienne à l’infini ».

Deuxièmement, il est important d’exposer comment l’anarchisme s’est développé comme mouvement transnational puisqu’il ne tire vraisemblablement pas ses racines d’une nature humaine particulière. Le courant d’idée tient ses origines d’une époque particulière de l’histoire et, comme mouvement, se transforme depuis avec un dynamisme variable à travers les âges. Pour Schmidt et van der Walt, l’anarchisme est un phénomène social plutôt nouveau dans l’histoire, datant de près de 150 ans. Il faut plus précisément le situer dans la création de la classe ouvrière moderne et du socialisme, ainsi qu’aux tous débuts du syndicalisme ouvrier.

Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste du Parti Communiste : « À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent qui si leur travail accroit le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. […] Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui donne son salaire en argent comptant, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie, le propriétaire, le détaillant, le prêteur sur gages, etc., lui tombent dessus. »

Les grandes transformations matérielles de la société, une révolution industrielle comme l’ont décrit Marx et Engels, ont pour corollaire le développement du socialisme, visant l’abolition révolutionnaire du système capitaliste et des classes sociales pour former une société égalitaire, le communisme. Une première scission dans le mouvement socialiste s’opère avec la Première Internationale, où les anarchistes ne s’entendent pas avec les marxistes sur la question de l’attitude face aux partis politiques et aux gouvernements.

Sur la position tenue par les anarchistes, Carlo Cafiero a écrit : « Non; nous l’avons dit : point d’entremetteurs, point de courtiers et d’obligeants serviteurs qui finissent toujours par devenir les vrais maîtres : nous voulons que toute la richesse existante soit prise directement par le peuple lui-même, qu’elle soit gardée par ses mains puissantes, et qu’il décide lui-même de la meilleure manière d’en jouir, soit pour la production, soit pour la consommation ».

Dans l’opposition entre les travailleurs et travailleuses, ceux et celles qui ont à vendre leur force de travail pour subsister à leurs besoins, et la bourgeoisie, qui tire son profit des salarié-e-s qui produisent pour elle, apparaît dans l’histoire moderne une contradiction importante, propice pour que les salarié-e-s abolissent le système de classe. Kropotkine écrivait dans La Conquête du pain : « Le salariat est né de l’appropriation personnelle du sol et des instruments de production par quelques-uns. C’était la condition nécessaire pour le développement de la production capitaliste : il mourra avec elle, lors même que l’on chercherait à le déguiser sous forme de « bons de travail ». La possession commune des instruments de travail amènera nécessairement la jouissance en commun des fruits du labeur commun ». Et pour Daniel Guérin, le socialisme représente alors « la cessation de l’exploitation de l’homme par l’homme, la disparition de l’État politique, la gestion de la société de bas en haut par les producteurs librement associés et fédérés. »

Ce n’est pas anodin si les anarchistes ont, par conséquent, tant participé au mouvement syndical naissant. Une des stratégies clés des anarchistes fut l’implantation des idées et de la praxis libertaires au sein des mouvements sociaux populaires dans le but de les radicaliser et d’y développer une culture autogestionnaire et radicale. Le vrai changement ne peut venir que « du bas », des masses en quelque sorte. Il est faux de prétendre que l’anarchisme fut historiquement un mouvement marginal en dehors de l’Espagne. Les anarchistes ont réussi à rallier autour d’organisations et de campagnes portant leurs idées des dizaines, et parfois même des centaines, de milliers de personnes dans des pays aussi diversifiés que Cuba, le Chili, le Japon, les États-Unis, le Portugal, la Corée, le Mexique, l’Italie, l’Afrique du sud, l’Ukraine, la Suède, la Chine et même le Canada. Au sein de ces campagnes et organisations de masse, les anarchistes ont insisté sur la nécessité de l’égalité peu importe le genre ou la couleur de peau et ont accordé, depuis le début, une importance aux luttes contre les dégradations environnementales et les systèmes d’oppression spécifique (patriarcat, racisme, etc.). Ces dernières n’étaient ainsi pas considérées « luttes secondaires » comme dans la révolution « par étapes » des marxistes – pour les libertaires, elles sont plutôt interreliées et méritent qu’on y prête attention dès maintenant. Déjà, à travers les luttes sociales, les anarchistes souhaitent transfigurer des rapports sociaux nouveaux exempts de domination.

Et aujourd’hui…

On peut légitimement se demander si la lutte des classes n’est pas aujourd’hui une idée d’un passé révolu. À voir nos syndicats, par exemple au Québec, on pourrait bien observer qu’une forte collaboration avec le patronat s’est instaurée dans les « relations de travail », que l’aspiration à l’appropriation collective des moyens de production a été supprimée, ne subsistant pratiquement que des revendications immédiates, et que des centrales contrôlent même d’importants fonds d’actions investissant dans de grandes entreprises.

Il est, de plus, vrai qu’en produisant une gamme de plus en plus étendue d’objets de satisfaction, le système capitaliste a pu développer une accommodation pacifique des conflits de classe. Les gens perçoivent que le travail devient moins exténuant, plus mental et mieux « compensé » en confort avec leur pick-up, spa, ski-doo et semaine à Cuba. Toutefois, croire cela, c’est justifier toutes les formes d’oppression et l’enfer vécu dans d’autres régions de la planète. Pour se perpétuer, le système capitaliste s’est transformé avec le temps, mais ses principales caractéristiques, l’appropriation privée de la plus-value et son accumulation par le grand capital, demeurent les mêmes. La surproduction engendrée par la nécessité de produire toujours davantage contribue à la crise écologique et à la crise économique que l’on traverse actuellement. Si nombre de conflits se trouvent pacifiés ici, il faut observer la vivacité avec laquelle s’organise la classe ouvrière dans les pays en voie de développement.

La crise économique, les mesures d’austérité budgétaire et les restructurations d’entreprises nous sont annoncées comme des fatalités économiques. Ce sont des fatalités au sein du capitalisme, où les travailleurs et travailleuses mettent en production les lieux de travail et cultivent la terre, pour se faire voler le fruit de leur travail contre un salaire. Hors de la mystique inculquée, il est, de jour en jour, de plus en plus important de remettre en question la supposée rationalité de l’exploitation. Bien concrètement, aujourd’hui, les travailleurs et travailleuses rejeté-e-s à la rue par les fermetures temporaires ou permanentes pourraient prendre exemple sur la panoplie de lieux de travail, allant d’usines à des restaurants et hôtels, que les travailleurs et travailleuses, devant des situations similaires en Argentine et en Grèce, ont occupé, puis refait fonctionné à leur propre compte – sans patrons. C’est l’expropriation sous contrôle ouvrier.

Ce n’est pas à des lieux de ce que Malatesta écrivait durant la crise en 1929 : « Afin que nous soyons libres, afin que chacun puisse en pleine liberté atteindre le maximum de développement moral et matériel, et jouir de tous les bénéfices que la nature et le travail peuvent donner, il faut que tous soient propriétaires, c’est-à-dire que tous aient droit à ce peu de terre, de matières premières et d’instruments qui est nécessaire pour travailler et produire sans être opprimé et exploité. Et puisque l’on ne peut espérer que la classe possédante renonce spontanément aux privilèges usurpés, il faut que les travailleurs l’exproprient et que tout deviennent la propriété de tous ».

À travers l’autogestion et les difficiles relations avec la police, les patrons véreux, l’État corrompu et le système judiciaire, nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui ont pris conscience de leur position d’acteurs et d’actrices dans la lutte des classes et les systèmes d’oppression, plutôt que de simples victimes. De moutons, ils et elles sont maintenant devenu-e-s des loups. C’est dire qu’un mouvement de masse d’inspiration anarchiste est aujourd’hui encore possible alors que l’écart de richesse entre les classes sociales poursuit sa course folle.

ALAN GILBERT, membre du Collectif Emma Goldman

Pour poursuivre la lecture :

Black Flame par Michael Schmidt et Lucien van der Walt (2009)

Cartographie de l’anarchisme révolutionnaire par Michael Schmidt (2012)

Abrégé du Capital de Karl Marx par Carlo Cafiero (1910)

La Conquête du pain par Pierre Kropotkine (1892)

No comments:

Post a Comment